jeudi 6 février 2014

La chronique de la revue Frontières des éditions du Nexus


C’est une bombe d’un genre nouveau qui a frappé l’humanité. Une bombe iconique. Conçue par une équipe de scientifiques français financés par un groupuscule militaro-industriel inquiétant, l’arme est censée éliminer certains groupes ethniques en épargnant les autres. Une bombe capable de discrimination génétique. Testée une première fois dans un coin perdu d’Asie centrale, elle entre en action pour de bon en Afrique du Nord. C’est là que, pour une raison inconnue, elle va générer une pandémie hors de toute mesure et provoquer la disparition de trois-quarts de l’humanité. Pour les survivants, l’événement prendra le nom cruellement ironique de Satori, l’éveil dans le zen japonais.
Les membres du complot sont traqués par un tribunal spécial qui se charge de les exécuter, les uns après les autres. Parmi ceux qui parviennent à échapper à la sentence, il y a une femme, Hypasie, celle qui a inspiré leur folie. D’elle on ne sait rien de plus que les souvenirs des hommes dont elle a littéralement habité la vie, pour un temps, les façonnant tout en étant façonnée par eux. Hypatie (ou quel que soit son nom, changeant tout comme son apparence) est une elohim, un de ces êtres aux origines inconnues qui fraient avec une humanité qu’ils fascinent et inquiètent à parts égales. Éthérée, angélique, elle joue le rôle de la muse. C’est elle qui guide la main d’Aberlour en lui inspirant les signes puissants qui seront au cœur de la bombe. Le roman (en fait des nouvelles imbriquées) est construit comme une succession de témoignages qui sont autant d’évocations de cette Lady Star (qui n’est jamais nommée ainsi que sur la couverture) insaisissable, dont chaque homme croisé garde un souvenir subtilement différent.
Le récit est fait de permanents mouvements de va-et-vient entre le passé et le présent, avant la bombe et après. Et, finalement, le lecteur demeure dans l’expectative, tant il est difficile de se construire une image du « mythe » quand les détails sont rares, semés au fil de l’histoire (des histoires) sans jamais être expliqués. L’existence même de la dame peut être mise en doute. Le personnage tient du fantôme, et semble animé d’un désir d’être incarné, rendu à une chair que seul l’Homme peut lui conférer. Pareille à quelque entité divine, Lady Star ne peut être au monde que par le récit que les autres en font, ce qui pourrait laisser à penser que, peut-être, le duo Kloetzer cherche d’abord à nous parler de la nature même du personnage de fiction. Pure fiction donc, Hypatie pourrait-elle être en fait cette matrice taoïste, ce vase que tout emplit et dont tout jaillit, ce cercle interrompu si symbolique ? C’est un des plaisirs de cette lecture que d’errer de questions en questions, avec le sentiment toujours croissant que la construction cache dans ses angles morts des réponses ou des impasses. Anamnèse de Lady Star est donc une œuvre riche de sens intriqués, qu’il faut lire avec patience, ou relire, à la poursuite d’une chimère de femme cachée dans les mémoires. Avec son écriture mouvante, qui d’un épisode à l’autre épouse les subjectivités, ce vrai-faux roman pourrait pâtir d’un rythme inégal et de passages plus faibles, mais il n’en est rien.
Chaque mouvement a sa part dans l’impression de cohérence et de force qui se dégage de l’ensemble. Roman de science-fiction qui parle d’abord de fiction, Anamnèse de Lady Star n’a pas, c’est le moins que l’on puisse dire, usurpé les éloges qui ont accompagné sa sortie. Mystique, psychologique, expérimental, le nouveau L.L.Kloetzer est tout cela à la fois. Il est aussi et d’abord un roman brillant qui n’a aucun mal à déverrouiller les genres.