lundi 14 juillet 2014

La chronique de Gromovar, dans Bifrost n°71

Un an après sa sortie papier, voici publiée la chronique de Gromovar, parue originellement dans le Bifrost n°71.

http://www.quoideneufsurmapile.com/2014/07/retour-de-chronique-anamnese-de-lady.html

Mais l’essentiel n’est pas là. Le background n’est qu’un fond sur lequel se déroule le plus important, la convergence progressive de la chasseuse et de la proie, seule réalité à occuper le devant de la scène en pleine lumière. Ce qui importe dans Anamnèse, c’est la quête. Retrouver et neutraliser « la » femme, la dernière qui possède en mémoire le secret de la bombe iconique qui a anéanti l’Humanité. C’est cette tâche que s’assigne une jeune chercheuse, Magda, poussée par un mentor qui y a voué sa vie. Pour cela, elle doit remonter dans le temps ; retrouver les traces subliminales de la femme dans l’océan infini des documents informatiques, réaliser l’anamnèse, c’est à dire l’histoire des antécédents de la maladie, de la personne, ou de ses incarnations (au choix, les trois s’appliquent ici). Comme les archéologues numériques Qeng Ho du « Au tréfonds du ciel » de Vernor Vinge, Magda fouille les bases de données, les blogs, les enregistrements publics et privés, les archives des réseaux sociaux, les vestiges d’un univers virtuel. Elle y cherche des preuves de l’existence de la femme mystère et des indices sur sa localisation. Aidée d’outils de data mining ultra-performants, elle fouille l’énorme botte de foin des mémoires informatiques sur la trace de la paille qui s’y cache. Et souvent, ce n’est même pas la paille qui est signifiante ; l’absence parfaite, trop parfaite, de toute preuve, là où il devrait y en avoir une, signifie sans équivoque l’effacement des données, donc la présence préalable de la chose. Prouver les omissions ou les mensonges des témoins survivants aussi ; après des décennies, la mémoire est une chose fragile, a fortiori si on joue avec. Magda elle-même connaît mieux en se remémorant, en tirant presque involontairement les fils de sa mémoire, dans un processus de réminiscence (anamnèse) dont l’aboutissement la choque en l’éclairant.

Tout ceci serait difficile mais raisonnable si la proie était une simple femme. Ce n’est pas le cas. « La » femme est Elohim, non humaine mais si proche. Passant d’apparence en apparence, d’identité en identité, de lieu en lieu, de nom en nom, et de rôle en rôle, « la » femme est irrésistiblement attirée par le désir qu’on éprouve pour elle ; ce désir l’attache à la matière et il faut la nommer pour l’y attacher plus encore et, en quelque sorte, la définir. « La » femme au centre d’Anamnèse semble être une Idée platonicienne que le désir humain fait s’incarner dans le monde sensible, que le désir de nombreux humains (y compris ceux qui la traquent pour la tuer) fait pénétrer irrésistiblement sous maintes formes dans le monde de la matière. Et c’est la gageure de Magda, comme celle du philosophe, de dépasser par la raison le multiple, de remonter à l’unique par une dialectique ascendante, et de voir, par delà les informations sensibles infiniment variables, la Vérité essentielle de la chose. Mais qu’elle est longue et difficile la sortie de la caverne !

Chasseuse et proie se trouvent finalement. La traque s’achève. Le risque est écarté (ou pas). Peut-on annihiler une idée (celle de la bombe iconique ?), et peut-on tuer une Idée, aussi longtemps que quelqu’un espèrera (même dans le secret de l’âme) son incarnation ?

Remontant du passé vers le présent et alternant dans chaque phase passé et présent, dans un traitement qui rappelle le « Mémento » de Richard Nolan, LL Kloetzer joue avec l’attention du lecteur qui doit se souvenir sans cesse où il est, à quel moment, et qui parle car les locuteurs alternent aussi. Loin de la linéarité abordable de cet autre récit de reconstitution historique post apocalyptique qu’est le « World War Z » de Max Brooks, Anamnèse brouille les témoignages et les traces, plaçant par là même le lecteur dans la peau de son héroïne, au cœur d’un écheveau particulièrement embrouillé et touffu.

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